
Des textes pour approfondir le sujet des sophistes
ARTICLE 1
A la découverte des des sophistes antiques de Laurence TrembLay, Université Laval
RÉSUMÉ : Personne, dans l’histoire de la philosophie, n’a plus
mauvaise presse que les sophistes antiques. Platon les dépeint
comme des êtres fourbes, avares, ambitieux, producteurs de
raisonnements fallacieux… Et, le plus souvent, on cautionne
cette vision sans broncher. Cet article vise toutefois à remettre
en doute cette description des sophistes antiques, en tentant
de tracer un juste portrait de ce groupe d’intellectuels. Loin
d’être un fléau pour la vie culturelle, la sophistique ancienne
a largement contribué à l’épanouissement de l’Occident,
de par son affinité avec la démocratie, l’agnosticisme et le
relativisme.
Mis à part un certain nombre de fragments, peu de choses
demeure de l’imposante masse des écrits des sophistes des Ve et IVe
siècles avant notre ère. En outre, notre connaissance de Protagoras,
de Gorgias, de Prodicos, de Hippias, d’Antiphon, de Thrasymaque et
d’autres dépend en majeure partie de ce que Platon rapporte. Or, sous
la plume du philosophe, l’impartialité ne règne pas. Il a déclaré la
guerre aux sophistes : les mots « πολέμου καὶ μάχης », ne l’oublions
pas, figurent en tête du Gorgias.
Par ses dialogues, Platon, d’une certaine manière, a remporté la
bataille. Dans toute l’histoire de la philosophie, c’est sa vision de la
sophistique qui s’est imposée et qui s’impose encore. De l’avis de
plusieurs, l’opposition entre les sophistes et les philosophes demeure
sans équivoque : Protagoras, Gorgias et les autres représentent le
mal, Socrate, le bien. Dans son grand ouvrage Histoire de la Grèce,
George Grote, auteur du XIXe siècle, résumait ainsi cette vision
grossière, propre à beaucoup de ses contemporains :
On représente [les sophistes] comme des imposteurs pleins
de faste, qui flattaient et dupaient les riches jeunes gens
pour leur profit personnel, minaient la moralité publique et
privée d’Athènes, et encourageaient leurs élèves à poursuivre
sans scrupule l’ambition et la cupidité. […] Sokratês, au
contraire, est représenté habituellement comme un saint
homme qui combat et démasque ces faux prophètes, – et qui se pose comme le champion de la moralité contre leurs
insidieux artifices1.
Grote se voulait plus nuancé et initia un mouvement interprétatif
plus favorable à la sophistique. Celle-ci, loin de se réduire à une
simple escroquerie, contribua en réalité largement à l’épanouissement
de la Grèce ancienne. De plus, l’héritage des sophistes a nourri
l’Occident jusqu’au siècle présent. Dans son intéressant ouvrage Les
sophistes grecs et les sophistes contemporains, Funck-Brentano,
auteur français du XIXe siècle, s’extasiait devant la fécondité de la
sophistique ancienne :
De toutes les études philosophiques, la plus intéressante et
la plus dramatique, à cause des passions qu’elle soulève, est
certainement celle des sophistes. Mieux que l’histoire des
grandes doctrines, elle nous apprend à connaître les ressorts
secrets de notre pensée, et mieux que toutes les règles
du monde, elle nous révèle la mesure de nos forces et la
profondeur de nos égarements2.
Fort de l’intérêt certain de la sophistique grecque, le présent essai
vise à en tracer un « juste » portrait général. Mais, avant d’entreprendre
cela, il importe de déconstruire les préjugés, d’examiner l’histoire du
mot « σοφιστὴς » et de décrire le contexte politique et éducatif dans
lequel naquit cette nouvelle discipline.
À la découverte des sophistes antiques
1. Les préjugés
1.1 Le sophiste : un chasseur de jeunes gens riches, en quête d’un salaire
Dans le Sophiste, l’Étranger définit en premier lieu le sophiste
comme un « chasseur de jeunes gens riches, en quête d’un salaire3 ».
Contrairement au philosophe, celui-ci désirerait plus que tout
s’enrichir, et ce même au détriment de la moralité et de la vérité.
Dans son excellent article « La sophistique : une manière de
vivre4 », Michel Narcy notait qu’Aristote, dans la Métaphysique,
semblait partager cette vision de la sophistique. L’historien de la
philosophie met en doute cependant cette séparation traditionnelle.
Est-elle fondée ? Non, assure-t-il, et ce principalement pour
deux raisons.
En premier lieu, si le sophiste demande bel et bien une rémunération
pour ses leçons, il ne l’impose toutefois pas sournoisement ou
malhonnêtement. Protagoras, par exemple, laissait ses disciples fixer
eux-mêmes la valeur de son enseignement. Platon lui fait dire dans
le dialogue éponyme : « [L]orsque quelqu’un a été mon disciple, il
me donne s’il le veut l’argent que je demande ; si en revanche il ne le
veut pas, il se rend dans un temple, prête serment, et il y dépose la
somme à laquelle il estime mon enseignement5 ».
Théoriquement, les auditeurs de Protagoras pouvaient ne rien
débourser s’ils jugeaient les enseignements reçus insatisfaisants ou
inutiles. Évathle, par exemple, ne payera que s’il gagne sa première
cause en justice. Or, par de pareilles propositions, Protagoras assure
l’équité du marché.
En deuxième lieu, les sophistes ne se distinguent pas des autres
par le fait d’empocher un salaire, car les philosophes aussi, comme
Socrate, recevait de l’argent ou des cadeaux tout au moins de la part
de leurs disciples.
Encouragé par les propos de Xénophon et de Platon, l’imaginaire
populaire se représente Socrate très pauvre, vivant uniquement
de philosophie et d’eau fraîche. Pourtant, le philosophe détenait
certainement une petite fortune. Comme le rappelle Narcy dans son
article, Socrate prit trois fois l’habit d’hoplite au cours d’opérations
militaires. Or les hoplites s’habillaient à leurs frais et les armures
étaient dispendieuses.
D’où provenait l’argent de Socrate ? En partie, souligne Narcy, de
ses disciples. Si Socrate n’exigeait pas formellement une rétribution
de leur part, il ne refusait toutefois pas leurs cadeaux. Or, aux dires
de Sénèque, la plupart de ses disciples lui en offraient justement.
Comme on offrait beaucoup de choses à Socrate, chacun à la
mesure de ses moyens, Eschine, un de ses auditeurs pauvres,
dit : « Je ne trouve rien que je puisse te donner qui soit digne
de toi, et c’est par là seulement que je me sens pauvre. C’est
pourquoi je te donne la seule chose que je possède, moi-même.
Ce présent, tout quelconque qu’il est, je te prie de l’agréer, et
de réfléchir que les autres, s’ils t’ont donné beaucoup, ont
conservé davantage pour eux-mêmes »6.
Puis, alors même que Socrate n’aurait rien reçu de ses disciples,
pourquoi se scandaliser du salaire des sophistes ? Les professeurs
de musique, de gymnastique et de poésie de l’époque n’enseignaient
pas non plus gratuitement. Les accusait-on d’avarice ? Non : chacun
doit gagner son pain pour vivre. Pourquoi alors dénigrer injustement
les sophistes ? D’où vient cette différence de traitement qu’on leur
réservait à Athènes ? D’après Guthrie, ce double standard tenait à
l’objet de l’enseignement des sophistes :
"We are accustomed to thinking of teaching as a perfectly
respectable way of earning a livelihood, and there was no
prejudice in Greece against earning a living as such. […]
Poets had been paid for their work, artists and doctors were
expected to charge fees both for the practice of their art and
for teaching it to others. The trouble seems to have lain first
of all in the kind of subjects the Sophists professed to teach,
especially areté7."
Comme je l’indiquerai plus loin, la prétention à enseigner la
vertu bouleversait les traditions. Cette situation explique sans
doute en partie les vives réactions face aux sophistes. Quoi qu’il en
soit, on ne peut que s’étonner de l’indignation des commentateurs
modernes, souvent eux-mêmes professeurs salariés, vis-à-vis de
leurs prédécesseurs. Grote rapporte :
À la découverte des sophistes antiques
Suivant Cicéron, le sophiste est un homme qui poursuit la
philosophie en vue de l’ostentation ou du gain, définition qui,
si on doit la prendre pour un reproche, portera fortement sur
le grand corps des maîtres modernes, qui sont déterminés à
embrasser leur profession, par la perspective soit d’en tirer un
revenu, soit d’y faire figure, soit par les deux motifs, – qu’ils
aient ou non un goût particulier pour cette occupation8.
Quelle différence tracer alors entre philosophes et sophistes ?
Moins qu’une question d’argent, Narcy croit qu’il s’agissait d’une
question d’attachement. Par le fait même de leur contrat commun, le
sophiste et son auditeur établissaient entre eux une relation saine et
« professionnelle ». Leur entente ne comportait aucun attachement
excessif. En revanche, le disciple de Socrate devait s’investir
entièrement : biens, corps et âme. Et Socrate comptait sur le fait que
son élève – ou son amant devrait-on dire – allait demeurer longtemps
auprès lui.
Plusieurs déjà, méconnaissant mon assistance et s’attribuant
à eux-mêmes leurs progrès sans tenir aucun compte de moi,
m’ont, soit d’eux-mêmes, soit à l’instigation d’autrui, quitté
plus tôt qu’il ne fallait. […] Quand ils reviennent et me prient
avec des instances extraordinaires de les recevoir en ma
compagnie, le génie divin qui me parle m’interdit de renouer
commerce avec certains d’entre eux9.
De l’avis de Narcy, c’est ce rapport intime qui distingue
véritablement le philosophe du sophiste. Alors que l’auditeur de
Protagoras conserve sa liberté de pensée, celui de Socrate doit faire
allégeance à une « secte » et à une certaine « doctrine ».
1.2 Une apparence de savoir
Aristote ne définit pas essentiellement le sophiste autrement
que Platon : « le sophiste est un homme qui gagne de l’argent10 ». Il
ajoute simplement un élément : le sophiste tire son revenu « de ce
qui est en apparence un savoir (ἀπὸ φαινομένης σοφίας), mais qui
n’en est pas un11 ». Mais le sophiste ne possède-t-il vraiment qu’un
Phares 75
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
« savoir apparent » ? Protagoras n’enseignerait-il que des chimères ?
Comment expliquer alors l’absence de révolte chez ses disciples ?
Comment rendre compte de sa bonne réputation ? Ici, étrangement,
l’argument en faveur du sophiste se trouve chez Platon, dans
le Ménon :
Socrate. – Tandis que ceux dont le travail est de remettre en
état vieilles chaussures et vieux vêtements, ne pourraient pas,
s’ils rendaient vêtements et chaussures en plus mauvais état
qu’ils ne les ont reçus, agir ainsi, à l’insu de tous, pendant plus
de trente jours – au contraire, s’ils agissaient ainsi, ils seraient
vite réduits à la famine –, Protagoras, lui, à l’insu de la Grèce
entière, aurait donc corrompu ceux qui le fréquentaient, les
rendant pires qu’il les avait pris, pendant près de quarante
ans ! Car il est mort, je crois, alors qu’il avait presque
soixante-dix ans, ayant passé quarante ans à exercer son art.
De plus, durant tout ce temps-là jusqu’au jour d’aujourd’hui,
il n’a cessé d’être bien considéré12.
Pourquoi qualifier l’enseignement sophistique de « sagesse
apparente » ? Pour sûr, les sophistes ne possédaient pas le savoir
indubitable et immuable si cher à Platon, mais pour la bonne
raison qu’ils ne prétendaient justement pas à ce savoir. Comme
je l’expliquerai plus loin, ces érudits cherchaient plutôt un savoir
conjectural, vraisemblable, se transformant et évoluant sans cesse
selon les exigences du monde réel.
1.3 Faire triompher l’argument injuste
C’est également à tort qu’on accuse les sophistes d’immoralisme.
Par leur talent oratoire, ces intellectuels, argue-t-on, feraient
triompher l’argument injuste. Ce préjugé remonte sans doute,
au moins en partie, aux Nuées d’Aristophane. Dans cette pièce,
Strepsiade, accablé par de lourdes dettes, cherche à convaincre son
f
ils d’apprendre auprès de Socrate (présenté dans la pièce comme
un sophiste) l’argument injuste, capable d’assurer à tous coups la
victoire dans les tribunaux13.
Phares 76
À la découverte des sophistes antiques
Platon aussi, évidemment, prête aux sophistes des intentions
immorales. Dans le Gorgias, il y dépeint un homme absolument
injuste, nommé Calliclès, prétendu disciple de Gorgias.
Que penser des accusations de Platon et d’Aristophane ? Le
cas de Calliclès se résout des plus facilement. Selon plusieurs
commentateurs, ce personnage de Platon ne correspond à personne
dans la réalité : il est pure invention. Or, de l’avis de Jacqueline de
Romilly, le recours factice à ce personnage innocente plutôt qu’il
n’incrimine le mouvement sophistique : « si les sophistes avaient été
eux-mêmes des immoralistes, Platon n’aurait pas eu besoin d’aller
chercher Calliclès14 ».
Gorgias ne prétend pas enseigner la vertu, mais seulement l’art
oratoire. Il n’encourage pas l’injustice pour autant ! Comme on peut
se servir justement on injustement des arts martiaux, on peut se
servir justement ou injustement de l’art rhétorique. Il ne faut pas
blâmer le maître si certains disciples usent mal de leur art. Platon
met dans la bouche de Gorgias cette affirmation : « on doit user de
la rhétorique avec justice, comme de toutes les armes15 ». Comment,
dès lors, le taxer d’immoralisme sans faire preuve d’une certaine
malhonnêteté intellectuelle ?
Le sophiste, en réalité, n’est pas là pour enseigner pas l’argument
injuste, mais initie plutôt à un certain art logique, art dont certaines
personnes abusent parfois. Mais l’exception ne fait pas la règle : l’art
sophistique, loin d’encourager le vice, contribue le plus souvent au
civisme et au bon fonctionnement de la démocratie, comme je le
ferai voir plus loin.
Trois préjugés ont donc été écartés jusqu’ici des sophistes :
l’avarice, la sagesse apparente et l’immoralisme. Il importe
maintenant d’examiner le terme même de « σοφιστὴς ».
2. « Σοφιστὴς »
Le terme « sophiste » est aujourd’hui mal connoté. Il n’a pourtant
pas toujours eu mauvaise presse. Le terme « σοφιστὴς » est rattaché
au départ à « σοφός », qui désignait d’abord les spécialistes en tout
genre : poètes, musiciens, cavaliers, marins et artisans. « Σοφός »
qualifiait aussi les personnes instruites et intelligentes16. De
Phares 77
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
« σοφός » dérive le verbe « σοφίζομαι », qui signifiait le fait d’agir
ou de parler habilement. « Σοφίζομαι » inclut en outre l’idée de
tromperie17. De ce verbe provient le nom « σόφισμα », qui est une
« manifestation de σοφία, une combinaison ingénieuse, une ruse,
un artifice, un sophisme18 ». Enfin, de « σόφισμα » est formé le nom
« σοφιστὴς », qui désignait d’abord tout homme excellant dans un
art : devin, chanteur, poète, orateur et sage19.
C’est seulement à partir du milieu du Ve siècle que « σοφιστὴς »
se mit à renvoyer au professeur d’éloquence, et ce probablement sous
l’instigation de Protagoras, comme paraît le suggérer Platon : « Tu vas
partout à visage découvert proclamant ton savoir dans toute la Grèce,
arborant le nom de (σοφιστὴν), te donnant pour maître en éducation
et en vertu, et osant le premier réclamer un salaire en échange de
tes leçons20 ». Or, c’est chez Platon et Aristote que le terme prend
sa tournure péjorative, y devenant synonyme de « charlatan21 ».
Malheureusement, c’est ce dernier sens qui prédominera dans
l’histoire et beaucoup d’auteurs oublieront sa provenance.
Du point de vue terminologique encore, il importe aussi de
considérer deux expressions courantes chez les commentateurs
récents de la sophistique : celle de « mouvement sophistique » et de
« révolution sophistique ». Pourquoi parler de celles-ci ? Parce que les
sophistes ne forment pas un groupe fixe ou une école à proprement
parler, même s’ils possèdent plusieurs points communs, comme
d’être les instigateurs de certains changements dans l’éducation en
Grèce, particulièrement à Athènes, d’où l’idée de « révolution » qui
leur est associée. Cette idée de révolution est importante. Ainsi,
comprendre les sophistes antiques commande de les replacer dans
leur contexte historique. Ne pas considérer l’époque dans laquelle ils
évoluaient causerait de nombreuses lacunes d’interprétation.
3. Bref contexte politique et éducatif
La sophistique du Ve siècle n’est pas une création ex nihilo. En
comprendre les objectifs et les traits spécifiques nécessite de la
replacer au moins sommairement dans son contexte politique et
éducatif. Certains auteurs, on l’a évoqué, parlent de la sophistique
comme d’une « révolution ». Pourquoi ? « Révolution », en effet,
Phares 78
À la découverte des sophistes antiques
suppose transformation, bouleversement. Quelle tradition les
sophistes du Ve et du IVe siècle bousculèrent-ils en Grèce, et plus
particulièrement à Athènes ? Quel paradigme éducatif ébranlèrent
ils ? Quelle nouveauté proposèrent-ils ? Tentons d’y voir un peu plus
clair en commençant par la question de l’éducation, traditionnelle
d’abord, sophistique ensuite.
3.1 L’éducation traditionnelle athénienne
Toute éducation sous-tend une conception de l’excellence, de ce
qu’est l’homme à son meilleur. Au temps d’Homère, l’excellence
(ἀρετή) en Grèce correspondait à « un mélange de fierté, de
moralité courtoise et de valeur guerrière22 ». Conséquence normale :
les guerres faisaient rage et l’aristocratie d’alors encourageait la
magnanimité, le courage et la noblesse. L’excellence, à cette époque,
était l’apanage d’une élite. C’est pourquoi la magnanimité prenait
tant d’importance, cette qualité par nature propre aux meilleurs. À
cette excellence s’adjoignait la recherche d’honneurs. Or personne
n’attirait à cette époque davantage les louanges qu’un guerrier
magnanime et courtois. Là se trouve la καλοκαγαθία.
C’est à Athènes, toutefois, quelque part au VIe avant notre ère,
que la vie culturelle se détache pour la première fois des occupations
militaires. « Au témoignage de Thucydide, les Athéniens furent
les premiers à abandonner l’usage ancien de circuler en armes et,
ayant quitté l’armure de fer, à adopter une vie moins farouche et plus
civilisée23 ». L’éducation athénienne évolue : on ne forme plus en
premier lieu des militaires, mais des citoyens.
En outre, le passage de l’aristocratie à la démocratie change le
visage de l’excellence recherchée. L’aretè ne qualifie plus seulement
les hommes de bonne famille ; elle rejoint désormais le peuple. Le
sport, les combats en armes, la gymnastique et surtout l’athlétisme
encouragent cette démocratisation de l’excellence. L’athlétisme, en
effet, se veut accessible à beaucoup d’hommes tout en reprenant, en
un sens, l’idéal guerrier24.
Cette démocratisation de l’éducation entraîne l’instauration des
premières écoles25. On y enseigne principalement la gymnastique,
la musique et les lettres. Le pédotribe forme le corps : l’idéal
Phares 79
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
physique demeurait. Le cithariste, quant à lui, enseignait la musique
et la danse. Et la compétence transmise ne se réduisait pas à un
apprentissage technique : on attendait aussi de l’étude musicale
« le sens de la discipline et celui de l’harmonie, avec tous les
prolongements moraux que l’un et l’autre peuvent avoir26 ». Quant
au grammairien, il enseignait la maîtrise de la langue par l’étude des
grands poètes. Cette lecture permettait en outre la transmission des
valeurs morales. En effet, les poèmes offraient au regard des héros à
imiter et encouragent par ces modèles l’émulation des jeunes27.
L’éducation traditionnelle athénienne ne comprenait pas de cours
d’éthique ou de « sciences humaines », comme on pourrait l’entendre
aujourd’hui. Les jeunes quittent l’école vers 14 ans, âge où s’achève
le processus éducatif. L’éducation de cette époque se veut « plus
artistique que littéraire, plus sportive qu’intellectuelle28 ».
3.2 La sophistique comme « nouveauté »
Dans l’aristocratie, l’excellence allait de pair avec la noblesse et
l’hérédité. Dans la démocratie, l’aretè se voudrait plus équitable. Tous
les citoyens participent à la vie politique ; ils sont égaux devant la loi
(ἰσονομία) et dans les assemblées (ἰσηγορία). Aucune discrimination
entre les citoyens ne prévaut : « s’il s’agit […] des intérêts généraux
de la cité, on voit se lever indifféremment pour prendre la parole,
architectes, forgerons, corroyeurs, négociants et marins, riches
et pauvres, nobles et gens du commun29 ». En outre, l’instauration
du misthos par Périclès, vers le milieu du Ve siècle, favorise la
participation de tous à la vie politique. Le misthos, en effet, se veut
une rétribution monétaire – d’un à trois oboles, dépendamment de
l’époque – accordée aux citoyens exerçant une charge publique30. Il
permet aux plus pauvres de participer au pouvoir politique.
Malgré cette égalité, la démocratie athénienne ne réduit pas à
néant toutes les distinctions entre les citoyens. Certaines fonctions
politiques, telles que les postes de stratège, ne s’obtiennent que par
la démonstration d’une certaine excellence. Or, comme ces postes
confèrent le droit de conseiller le peuple et d’agir pour lui, seuls
les citoyens qui y accèdent briguent avec vraisemblance le titre de
« politicien professionnel31 ». Et comment prétendre à ces hautes
Phares 80
À la découverte des sophistes antiques
charges ? Comment se distinguer en démocratie ? Par le maniement
de la parole. Le politicien professionnel doit s’exprimer avec
éloquence, que ce soit en assemblée ou devant les tribunaux. Même
sans titre de stratège, quiconque prend la parole en assemblée doit le
faire avec aisance et autorité. « Théoriquement […], tout Athénien
avait le droit de prendre la parole devant le démos. Pratiquement,
seuls devaient le faire ceux qui étaient capables de s’imposer face à
ce qui ressemblait davantage à une foule rassemblée dans un meeting
qu’à une assemblée parlementaire32 ».
Comment apprendre l’art de la parole ? Comment, plus
généralement, devenir citoyen d’une démocratie ? Rien dans
l’éducation athénienne traditionnelle n’assurait la capacité de
persuader et de bien parler : ni la gymnastique, ni la musique, ni la
poésie. Voilà justement le besoin que les sophistes se proposent de
satisfaire. Ils introduisirent une éducation, une παιδεία, davantage
« intellectuelle ». L’adolescent, après l’étude des disciplines
traditionnelles, se voit dorénavant offrir l’art rhétorique synonyme,
en fait, d’art politique. Le véritable politicien, en effet, c’est celui qui
peut « persuader par le discours (τοῖς λόγοις) les juges au tribunal,
les sénateurs au Conseil, le peuple dans l’Assemblée du peuple et de
même dans tout autre réunion qui soit une réunion de citoyens33 ». En
démocratie, le discours (λόγος) est maître.
Sur quel sujet le sophiste rend-il précisément habile à parler ?
Socrate pose la question à Gorgias, mais aussi à Hippocrate au
début du Protagoras. Ce dernier l’ignore : « Par Zeus, je ne sais pas
quoi te répondre34 ». C’est que le sophiste ne se reconnaît point de
limites. Euthydème et Dionysodore savent tout, jusqu’au nombre de
dents que possèdent leurs interlocuteurs. Gorgias peut répondre à
n’importe quelle question. Hippias fabrique tout lui-même : il cisèle
l’anneau qu’il porte au doigt, grave son cachet, fabrique sa trousse
de massage, tisse son manteau et sa tunique, brode sa riche ceinture
à la mode perse, etc.35 Les sophistes étendaient leurs recherches
à de nombreux domaines ; leurs réflexions prennent une teinte
d’humanisme et d’universalisme, annonçant, avant la lettre, les
recherches des encyclopédistes du XVIIIe siècle. Leur enseignement
Phares 81
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
touchait toutes les sphères de la culture : langage, philosophie de la
nature, politique, poésie, musique, etc.
Certains sophistes, évidemment, privilégiaient une discipline ou
l’autre. Protagoras, ainsi, se distingue d’Hippias :
Hippocrate n’aura pas à redouter dans ma compagnie
l’inconvénient qu’il aurait trouvé auprès d’un autre sophiste.
Les autres, en effet, assomment les jeunes gens. Alors que
ceux-ci cherchent à fuir les sciences trop techniques, les
sophistes les y ramènent de force, en leur enseignant le calcul,
l’astronomie, la géométrie, la musique – et en disant ces mots
il lançait un coup d’œil vers Hippias – tandis qu’auprès de
moi sa seule étude portera sur ce qu’il vient chercher36.
Ce texte laisse supposer l’existence d’une certaine compétition
entre les sophistes. De fait, comme je l’ai mentionné plus tôt, bien
qu’il soit commode de traiter des sophistes comme d’un groupe, il ne
faut pas perdre de vue que l’unité des sophistes n’est pas essentielle,
comme peut l’être un genre logique.
Ces remarques contextuelles étant faites, il importe maintenant
de se pencher sur la sophistique elle-même.
4. La sophistique
Mieux cerner la figure du sophiste implique d’abord de mettre
en lumière sa spécificité, et donc de le distinguer du physiologue,
du poète, du rhéteur. Ensuite, il importe d’analyser sommairement
quelques thèses maîtresses du mouvement sophistique : relativisme,
agnosticisme et valeurs démocratiques.
4.1 La sophistique et les autres disciplines
4.1.1 Le sophiste et le physiologue
En général, on oppose les sophistes et les philosophes
présocratiques, souvent qualifiés de philosophes de la nature (ou
physiologues). Le sophiste se préoccuperait uniquement de politique
et donc de connaissances pratiques et le physiologue, lui, aurait pour
seul objet d’étude la nature, et ce de manière totalement théorique
et désintéressée.
Phares 82
À la découverte des sophistes antiques
Pourtant, la distinction entre les sophistes et les philosophes
présocratiques n’apparaît pas si clairement. Plusieurs sophistes, de
fait, ont fréquenté des physiologues. Ainsi, rapporte-t-on, Protagoras
aurait été le disciple de Démocrite, et Gorgias, celui d’Empédocle37.
Surtout, les sophistes ne réduisent pas leurs recherches aux
affaires humaines. Les sophistes, comme je l’ai suggéré, prétendent
aussi à la culture, au savoir universel. Or, l’étude de la nature fait
partie de cette culture générale et a donc suscité l’intérêt de plusieurs
sophistes, notamment d’Hippias.
Il n’y a donc pas rupture complète entre les philosophes
présocratiques et les sophistes, mais plutôt continuité. Les disciplines
de cette époque, de fait, ne se distinguaient pas toujours clairement.
Il en allait de même de la poésie et de la sophistique, comme nous le
verrons à l’instant.
4.1.2 Le sophiste et le poète
Comme je l’ai mentionné plus haut, dans l’Athènes ancienne, les
valeurs morales se transmettaient essentiellement par la lecture des
poètes. Or les sophistes s’ancrent d’une certaine manière dans la
tradition poétique. Protagoras, dans le dialogue éponyme, n’hésite
pas à faire de la poésie l’une des parties principales de l’éducation.
Cependant, les sophistes dépassaient la poésie, en ce sens qu’ils
se permettaient de la critiquer. C’est ainsi que pour Protagoras, le
principal de l’étude littéraire consistait à discerner si l’auteur avait
bien parlé ou non38. Le sophiste ne se contentait pas de réciter les
poèmes de Simonide : il les décortiquait, cherchait les contradictions
possibles, distinguait le sens des mots, etc39.
Les sophistes, en qualité d’éducateurs, prennent d’une certaine
manière la place des poètes. Certains orateurs s’habillent même
d’une robe mauve pour réciter en public leurs discours, ce qui était
d’abord le propre des poètes. Pour Guthrie, cette pratique soulignait
le lien étroit entre la tradition poétique et sophistique40.
De plus, Gorgias identifie son talent oratoire à celui des poètes.
Lui-même n’utilise jamais le mot « ῥητορική » dans son Éloge
d’Hélène. Au moment de parler du pouvoir du λόγος, il use plutôt du
terme « ποίησιν », qu’on traduit par « poésie ». En outre, ses figures
Phares 83
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
de style s’apparentent à des tournures poétiques. Son éloquence
se démarquait à un point tel que les Grecs créèrent le terme
« γοργιάζειν » (gorgianiser), qui signifiait « parler comme Gorgias »
ou même simplement « bien parler ».
Sans doute entre la rhétorique et la poétique se trouvaient-ils en
continuité. Mais les sophistes pratiquaient-ils tous la rhétorique ?
Rhéteurs et sophistes se différenciaient-ils comme le croit Platon ?
4.1.3 Le sophiste et le rhéteur
Certains commentateurs modernes séparent les rhéteurs des
sophistes : Gorgias et Protagoras ne pratiqueraient pas la même
profession. Cette impression est le fait de l’influence platonicienne.
En effet, Socrate distingue, dans le Gorgias, rhétorique et sophistique.
Il s’agirait de deux contrefaçons possibles de la politique. La
rhétorique serait ainsi au judiciaire ce que la cosmétique serait à la
gymnastique, et la sophistique, au législatif, ce que la cuisine serait
à la médecine41. La comparaison avec le corps souligne, d’après
plusieurs commentateurs, le fait que la sophistique prétendrait être
« préventive », comme la gymnastique, alors que la rhétorique se
voudrait « curative », à l’instar de la médecine.
Qu’en est-il au juste ? Le sophiste éduquerait, alors que le rhéteur
non. Protagoras prétendrait enseigner la vertu, mais pas Gorgias. Or
éduquer, c’est prévenir. Par opposition, les rhéteurs useraient de leur
art essentiellement devant les tribunaux, endroits où l’on cherche à
punir et donc, d’une certaine manière, à guérir (au moins de l’avis
de Platon) un mal de l’âme. Pour appuyer leur thèse, les partisans
de cette distinction soulignent l’absence de Gorgias à la réunion des
sophistes chez Callias, dans le Protagoras.
Kerferd s’oppose cependant avec raison à cette distinction42.
Platon, en réalité, différencie de manière arbitraire la sophistique
et la rhétorique. Car les sophistes, comme Protagoras, paraissent
enseigner eux aussi l’art de bien parler, et donc l’art de gagner devant
les tribunaux.
En réalité, ce qu’il importe de comprendre, c’est que l’enseignement
de la vertu et celui de la rhétorique se confondent dans l’Athènes
du Ve et du IVe. Car la vertu politique, en démocratie, correspond
Phares 84
À la découverte des sophistes antiques
essentiellement à l’art de bien parler et d’argumenter. La rhétorique
ne se réduit pas à un moyen pour arriver à vaincre frauduleusement
au tribunal. Au contraire, elle se présente d’abord comme le
meilleur des outils pour réfléchir en collectivité. « [La rhétorique]
devient la clef de cet art de bien décider, que les Athéniens d’alors
appelaient l’euboulia, et auquel les sophistes étaient si attachés43 ».
Devant les tribunaux, rien ne profite plus que d’entendre deux partis
présenter le pour et le contre avec éloquence. « C’est ainsi que,
si deux avocats adverses plaident, avec un égal talent, pour deux
clients en conflit entre eux, nous ne pensons pas, encore aujourd’hui,
que la clairvoyance d’un juge ou d’un jury puisse en souffrir, tout
au contraire44 ».
Toutefois, comment la rhétorique peut-elle servir l’euboulia ?
D’après plusieurs, le rhéteur ment, fraude, use d’artifices et suscite
perfidement les émotions de ses auditeurs. Thrasymaque, par
exemple, détaillerait dans son manuel de rhétorique différentes
techniques pour susciter la pitié : parler de son grand âge, de la
maladie, du sort de ses enfants, etc.
En outre, on reproche aussi à la rhétorique de ne s’appuyer que
sur des opinions, au lieu d’user de connaissances scientifiques et
certaines. En commentant l’Éloge d’Hélène, Romilly associe le
pouvoir de la rhétorique à une certaine conception de la connaissance.
La connaissance en général est peu sûre et comporte des
éléments subjectifs ; de même la mémoire est limitée ; force
est donc de se rabattre sur de simples opinions, toujours
fragiles et changeantes. Or c’est là ce qui explique le rôle de
la parole, capable d’agir sur ces opinions, de les modifier, de
les entraîner – comme en font foi tous les débats où l’on voit
s’opposer les savants, les orateurs, les philosophes. L’action
de la rhétorique est donc justifiée par l’incertitude de la
connaissance ; et son efficacité est fonction de notre condition
en ce domaine45.
Platon voit dans la rhétorique une flatterie, entre autres parce
qu’il méprise l’opinion. Mais les souhaits de Platon dans le domaine
politique sont excessifs, puisqu’on ne peut exiger la même précision
Phares 85
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
en tout : l’éthique n’est pas la mathématique. Les sophistes, en ne
prétendant qu’à l’opinion, s’enracinent davantage dans la réalité que
Platon. Romilly résume bien ce point : « Certes, il ne s’agit jamais que
d’une vérité relative, approchée, liée au “paraître” et aux “discours”.
Quand on déclare que la vérité des sophistes n’est que dans les mots,
c’est surtout cela que l’on veut dire. Mais pour l’homme engagé dans
le réel et tendant à mieux juger, rien ne peut mener plus loin46 ».
En somme, sophistique et rhétorique ne se distinguent pas, et la
rhétorique paraît associée de près à l’art politique.
Pour mieux tenter de comprendre le mouvement sophistique,
il importe maintenant de se pencher sur quelques-unes de ses
thèses principales.
4.2 Quelques thèses sophistiques
Qu’est-ce qui unit les sophistes ? Qu’est-ce qui globalement
les caractérise ? D’après Grote, les sophistes se réduisent à des
professeurs faisant écho à leur temps. Aucune doctrine, aucune
thèse ni aucune méthode n’unirait selon lui les sophistes47. Certes,
dans beaucoup de domaines, les sophistes ne s’accordaient pas.
Par exemple, dans le débat opposant la justice selon nature et celle
selon la loi, les sophistes prennent des positions diverses. Certains
prennent le parti de la loi, d’autres celui de la nature. Toutefois, les
sophistes ont au moins en commun la problématique, le fait de mettre
en opposition la nature (φύσις) et la loi ou convention (νόμος).
Kerferd, contrairement à Grote, voit une unité plus grande au sein
de la sophistique. Les sophistes possèdent une visée commune : user
de leur sens critique et comprendre tout ce qui les entoure.
Si nous nous demandons quel est, entre tous, le trait qui
caractérise le mieux le mouvement sophistique comme tel,
nous pouvons répondre qu’il s’agit de cet effort constant pour
s’attacher à la raison jusqu’à atteindre à la compréhension
de tous les cheminements de la pensée, qu’ils soient d’ordre
rationnel ou irrationnel48.
Cet effort rationnel des sophistes porte principalement sur trois
thèmes interreliés : relativisme, agnosticisme et valeurs démocratiques.
Phares 86
À la découverte des sophistes antiques
C’est du reste le rapport entre ces thèmes qui manifeste au mieux,
selon moi, l’unité sous-jacente du mouvement sophistique.
4.2.1 Relativisme
On attribue généralement au mouvement sophistique une part
de relativisme. Ce constat s’appuie surtout sur un fragment qui
proviendrait du traité Sur la Vérité de Protagoras. Le sophiste
y affirmerait : « L’homme est la mesure de toutes choses, de
l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui
n’existent pas49 ». Ce fragment, maintes fois discuté, constitue pour
Kerferd la clé du mouvement sophistique : « Il ne serait pas excessif
de dire que la compréhension correcte de sa signification nous
conduira directement au cœur même du mouvement sophistique du
cinquième siècle50 ».
Ce morceau de Protagoras peut s’interpréter de diverses manières.
On peut, en effet, prendre le terme « homme » au sens de l’individu
ou au sens de l’espèce. Les deux interprétations peuvent se justifier.
En prenant « homme » au sens individuel, Platon interprète le
fragment ainsi : « Telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi,
telle une chose t’apparaît, telle elle est pour toi51 ». Si en goûtant du
miel, il t’apparaît doux, alors il est doux pour toi. Si en goûtant le
même miel, il m’apparaît amer, alors il est amer pour moi. De même,
si le vent t’apparaît chaud, il est chaud pour toi. S’il m’apparaît froid,
il est froid pour moi. Aucune impression n’est plus vraie qu’une autre.
Comme le soulignent Aristote et Platon, mais aussi Romilly et
Kerferd tout récemment encore, cette thèse suppose que toutes les
opinions sont vraies. De fait, cette affirmation s’accorderait avec une
autre thèse célèbre de Protagoras, à savoir qu’il est impossible de
se contredire.
Que signifie cette doctrine de Protagoras ? Les objections fusent.
D’abord, comment Protagoras peut-il prétendre enseigner, et donc
se dire plus sage que les autres, si toutes les opinions sont vraies ?
Ensuite, si toutes les opinions sont vraies, alors l’opinion « toutes les
opinions ne sont pas vraies » est vraie. Mais elle contredit justement
l’opinion que « toutes les opinions sont vraies ».
Phares 87
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
Dans le Théétète, Platon place dans la bouche de Protagoras une
réponse à la première objection : « Quant à la sagesse et à l’homme sage,
je suis bien loin d’en nier l’existence ; mais par homme sage j’entends
précisément celui qui changeant la face des objets, les fait apparaître et
être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais52 ».
De même que le médecin, en modifiant l’état du malade à l’aide
de remèdes, n’engendre pas en lui des opinions plus vraies, mais
seulement des opinions meilleures, de même le sophiste, en modifiant
l’état de son auditeur par des discours, ne lui prodigue pas des
opinions plus vraies, mais des opinions meilleures. Mais que veut dire
ici « meilleur » ? D’après Jacqueline de Romilly, Protagoras entend
par « meilleur » ce qui est plus avantageux. Une meilleure opinion
engendre plus de bienfaits, pour l’individu ou pour la cité. Ainsi le
relativisme de Protagoras n’est pas absolu. Il y a des opinions vraiment
plus avantageuses que d’autres. C’est pourquoi « son rejet de la vérité
laisse place à des vérités, ou à quelque chose qui y ressemble53 ».
Protagoras connaissait, semble-t-il, la deuxième objection. Il
ne paraît pas y accorder tellement d’importance. « Protagoras dit
qu’à propos de toute chose il est possible de soutenir des positions
contraires avec autant de pertinence, à commencer par la question
même qui est en cause, c’est-à-dire celle de savoir s’il est possible de
soutenir des positions contraires à n’importe quel propos54 ».
Que penser de cette réponse ? Il faut comprendre que la thèse
relativiste de Protagoras a pour visée la réflexion et l’action. Or
le relativisme, même s’il n’est pas nécessairement vrai, est plus
avantageux que son contraire, le dogmatisme. Le relativisme garde
la recherche ouverte et permet plus de tolérance, attitude prisée
en démocratie notamment. De fait, ce dernier aspect de la thèse
relativiste se trouve davantage mis en lumière lorsqu’on interprète
le terme « homme » du fragment dans le sens de « genre humain ».
Comme l’individu doit juger des opinions selon leur utilité, la cité
aussi doit considérer les opinions selon leurs avantages.
Pour chaque cité, le beau et le laid, le juste et l’injuste, le pie
et l’impie ne sont que ce que la cité juge tel ; en ce domaine,
aucune n’est plus autorisée qu’une autre ; mais, « sur l’effet
Phares 88
À la découverte des sophistes antiques
utile et nuisible qu’auront, pour elle-même, ses décrets », il y
a une différence et possibilité d’erreur. Il s’agit de la cité, du
groupe, de ce que l’on juge « en commun » : en ce domaine,
l’utilité a un sens, le plaidoyer un rôle à jouer, le conseil est
opportun et l’expérience politique efficace55.
Aucune vérité transcendante ne s’impose ici. Pour Protagoras, les
citoyens délibèrent ensemble sur ce qu’il faut faire et l’expérience,
comme Platon le fait dire à Polos, se trouve à l’origine de
toute connaissance56.
La thèse du relativisme s’accorde par ailleurs avec un certain
agnosticisme : les hommes délibérant dorénavant à partir de leur
expérience, et non à partir de mythes ou de croyances religieuses.
4.2.2 Agnosticisme
On admet généralement que Xénophane de Colophon, philosophe
présocratique, était agnostique. Il en va de même pour plusieurs
sophistes, dont Protagoras. Dans son traité Sur les Dieux, le sophiste
aurait écrit : « Des dieux, je ne sais pas ni s’ils sont ni quelle est leur
forme. Trop de choses m’empêchent en effet de connaître chacun
d’eux57 ». Prodicos de Céos, de son côté, proposait une explication
sociologique des croyances religieuses.
Prodicos de Céos affirme que les Anciens ont reconnu comme
dieux, en raison de l’utilité qui en découle, la lune, les fleuves,
les sources et tout ce qui est utile à notre façon de vivre,
comme le Nil pour les Égyptiens. Et c’est pour cette raison
que le pain a été tenu pour Déméter, le vin pour Dyonysos,
l’eau pour Poséidon, le feu pour Héphaïstos et de même pour
chacune des choses dont l’usage nous est profitable58.
La croyance religieuse, d’après Prodicos, résulte des besoins très
concrets des hommes. Voilà un bel exemple de la force critique des
sophistes. Ces derniers, comme je l’ai souligné, cherchent à tout
expliquer par la raison, même ce que les hommes considèrent relever
du domaine de la religion. En parlant de la sophistique ancienne,
Jacqueline de Romilly écrivait : « Aucune transcendance, aucun
Phares 89
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
absolu, ne résiste aux coups de boutoir d’une raison désormais sûre
d’elle et prête à tout critiquer59 ».
Pourquoi accorder tant d’importance à l’agnosticisme (ou à
l’athéisme) des sophistes ? Parce que cet agnosticisme laissa place à
une première forme d’humanisme. Les dieux n’étaient plus la mesure
de toutes choses ; les hommes prenaient désormais la place qui leur
revenait. Or, de tout cela découlent philosophiquement plusieurs
conséquences, et c’est sans doute pourquoi Platon a voulu répondre
à Protagoras dans Les Lois en écrivant : « Pour nous, c’est dieu qui
doit être la mesure de toutes choses, et cela au plus haut point et
beaucoup plus, je suppose, que ne peut l’être l’homme, comme le
disent certains60 ».
Pour les sophistes, la vérité ne descend pas du ciel et ne
s’impose pas aux hommes. La vérité se découvre plutôt à travers
l’expérience, la discussion en commun, la confrontation des
opinions, etc. On serait tenté d’ajouter que la vérité jaillit de l’exercice
démocratique lui-même.
4.2.3 La démocratie
La sophistique se développa de pair avec la démocratie, comme
il a été observé plus haut. Elle enseignait aux hommes l’art le plus
indispensable à ce système politique : la rhétorique. Les sophistes,
de ce point de vue, se présentaient comme « des professeurs de
démocratie » : ils formaient à la citoyenneté. Certes, comme
Protagoras l’aura souligné dans le dialogue éponyme, tous, dans une
démocratie, enseignent d’une certaine manière la vertu politique,
comme tous enseignent d’une certaine manière la langue grecque.
Cependant, le sophiste est à l’art politique ce que le grammairien est
à la langue : il en est l’expert61.
Protagoras, parmi les sophistes, se voit clairement comme un
défenseur de la démocratie. On l’aperçoit grâce au mythe qu’il raconte
dans le dialogue de Platon portant son nom. Ce mythe raconte, en
effet, que tous les hommes peuvent participer au pouvoir politique,
car Zeus a réparti chez tous la justice (δίκη) et la retenue (αιδώς).
On sait, en outre, que Protagoras fréquentait Périclès. D’après
plusieurs sources, Périclès aurait confié au sophiste la rédaction de
Phares 90
À la découverte des sophistes antiques
la constitution de la colonne panhellénique de Thourioi en Grande
Grèce. De plus, Protagoras et Périclès auraient, rapporte-t-on, passé
une journée complète à discuter ensemble au sujet d’un accident
durant un concours de pentathlon62.
Est-ce à dire que tous les sophistes défendaient le régime
démocratie ? Rien n’est moins sûr. Ainsi, Antiphon de Rhamnonte
faisait partie des oligarques. Il aurait même initié le coup d’État à
l’issue duquel les Quatre-Cents prirent le pouvoir63. De plus, dans le
Gorgias, Platon dépeint Calliclès, au statut « sophistique » douteux,
on s’en rappelle, comme un ennemi juré de la démocratie. Ce disciple
de Gorgias, en effet, s’opposait violemment à l’égalité64.
Par-delà ces différences individuelles : il n’en demeure pas moins
que leur art oratoire permit et favorisa l’essor de la démocratie.
Certains soutiennent cependant que cet art oratoire a engendré,
au contraire, la corruption de la démocratie athénienne, puisqu’il
permettait la démagogie, et donc une forme de manipulation.
Cependant, comme le remarque avec justesse Claude Mossé, des
procédures existaient justement à Athènes pour empêcher cet abus
de la parole.
Le nomos eisangeltikos prévoyait en effet parmi les cas
où pouvait être mise en place la procédure d’eisangélie,
de dénonciation pour atteinte à la sécurité de la cité, celui
d’un orateur ayant fait une proposition contraire aux intérêts
de la cité, même si cette proposition avait été adoptée par
l’Assemblée. De même aussi, la graphè para nomôn et la
graphè nomon mè épitedeion theinai, « action en illégalité »
et « action pour avoir proposé une loi inopportune »
pouvaient également entraîner pour l’orateur à l’origine du
décret ou de la loi incriminée de graves conséquences. Ainsi,
l’accusation portée par les adversaires de la démocratie sur
l’irresponsabilité des orateurs est-elle toute relative65.
Certes, la démocratie atteint rarement la perfection. La rhétorique
se trouve parfois détournée vers des fins injustes et les citoyens ne
participent pas toujours à la vie politique autant qu’ils le devraient.
Toutefois, les idées et les pratiques mises en avant par les sophistes
Phares 91
Dossier : Figures et postures critiques en Grèce antique
stimulèrent et favorisèrent incontestablement la démocratie. C’est, du
moins, la thèse de plusieurs commentateurs, dont Alonso Tordesillas.
Par leur réflexion sur l’articulation entre langage et cité, les
sophistes peuvent être considérés comme les théoriciens
de la démocratie. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que leur
préférence aille à ce régime, qui se trouve être en parfait
accord avec leur sens aigu de la relativité des valeurs. Ce
relativisme n’est ni un nihilisme ni un scepticisme ; il exprime
plutôt l’idée qu’il n’est pas plus possible d’adhérer à la vérité
absolue. L’ancienne figure du sage qui se croit investi d’un
savoir divin et dont les sentences sonnent comme des oracles
n’est plus concevable. La parole n’est plus parole révélée au
devin, au poète, au législateur : elle relève tout simplement de
l’expérience humaine66.
Ce texte résume bien l’apport nouveau des sophistes, radicalement
différent de celui de Platon, aristocrate défendant des vérités
absolues, intimement liées à la connaissance du divin.
Conclusion
Les sophistes ont souvent mauvaise presse : on les accuse de
fourberie, de malhonnêteté et de raisonnements fallacieux. Cependant,
comme je l’ai fait valoir, cette conception ne correspond en rien à la
réalité, mais découle plutôt d’une certaine lecture platonicienne. À
travers le filtre de Platon, les faits historiques proviennent déformés.
Bien sûr, ses dialogues sont d’une richesse incroyable : Platon est
un grand philosophe. Toutefois, la même puissance réflexive qui le
rend si captivant fait aussi de lui un redoutable combattant littéraire.
Platon est deinos ; habile et terrible.
Occulter Platon de l’étude des sophistes serait vain, voire
impossible. On ne peut se priver des informations que prodigue
le philosophe, et ce en raison du peu de fragments des sophistes
aujourd’hui disponibles. Heureusement, de nombreux historiens
et commentateurs analysent de plus en plus finement aujourd’hui
le mouvement sophistique : Guthrie, Romilly, Kerferd et
plusieurs autres.
Phares 92
À la découverte des sophistes antiques
Comme cet article a cherché à le montrer, l’étude de la sophistique
se révèle fort instructive. D’abord, pénétrer le mouvement sophistique
permet de mieux cerner l’histoire concrète de la Grèce ancienne et
particulièrement d’Athènes : on comprend mieux l’avènement de
la démocratie, les changements dans le système d’éducation, etc.
Ensuite, l’étude des sophistes permet aussi de mieux saisir le monde
moderne, puisque les idées de celui-ci trouvent leurs fondements
dans l’Athènes démocratique, et probablement davantage auprès des
sophistes que de Platon. Les valeurs démocratiques de relativisme,
d’agnosticisme (ou même d’athéisme), bref d’humanisme… tout cela
prévalait à cette époque et existe encore de nos jours, sous d’autres
formes peut-être, mais sur fond d’un seul et même mouvement.
1. George Grote, Histoire de la Grèce, trad. A.-L. De Sadous, Paris,
Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1866, p. 174-175.
2. Théophile Funck-Brentano, Les sophistes grecs et les sophistes
contemporains, Paris, Hachette, 1879, p. 18.
3. Platon, Sophiste, trad. N. L. Cordero, Paris, Flammarion, 1993, 231d.
4. Dans André Lask et Michel Narcy, Philosophie antique, vol. 8 :
Les sophistes anciens, Presses Universitaires du Septentrion, 2008,
p. 115-139.
5. Platon, Protagoras, trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2002,
329b1-5.
6. Sénèque, De Beneficiis, I, 8, 1-2, cité et traduit par M. Narcy, dans
Philosophie antique, vol. 8 : Les sophistes anciens, « La sophistique :
une manière de vivre ? », Presses Universitaires du Septentrion,
2008, p. 128.
7. William Keith Chambers Guthrie, The Sophists, London, Cambridge
University Press, 1971, p. 38.
8. George Grote, op. cit., p. 185.
9. Platon, Théétète, trad. E. Chambry, Paris, Flammarion, 1967, 150e.
10. Aristote, Réfutations sophistiques, trad. L.-A. Dorion, Paris, Vrin,
1995, 165a22.
11. Ibid.
12. Platon, Ménon, trad. M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1993,
91c-92a.
13. Aristophane, Les Nuées, trad. M.-J. Alfonsi, Paris, Flammarion, 1966,
p. 157.
14. Jacqueline De Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de
Périclès, Paris, Éditions de Fallois, 1988, p. 227.
15. Platon, Gorgias, trad. A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 457b.
16. Cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque,
Paris, Klincksieck, 1963, p. 1030.
17. Ibid., p. 1031.
18. Ibid.
19. Ibid.
20. Platon, Protagoras, op. cit., 317b.
21. Pierre Chantraine, op. cit., p. 1030.
22. Werner Jaeger, Paideia, trad. A. et S. Devyver, Paris, Gallimard,
1974, p. 31.
23. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris,
Éditions du Seuil, 1948, p. 74.
24. Ibid., p. 73.
25. Ibid., p. 74.
26. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 61.
27. Cf., entre autres, Platon, Protagoras, 325e-326a.
28. Henri-Irénée Marrou, op. cit., p. 84.
29. Platon, Protagoras, op. cit., 319d.
30. Cf. Claude Mossé, Politique et Société en Grèce ancienne : le « modèle »
athénien, Paris, Aubier, 1995, p. 125.
31. Cf. George Briscoe Kerferd, Le mouvement sophistique, Paris, Vrin,
1999, p. 58.
32. Claude Mossé, op. cit., p. 127.
33. Platon, Gorgias, op. cit., 452e.
34. Platon, Protagoras, op. cit., 312e.
35. Cf. Platon, Hippias mineur, 36b.
36. Platon, Protagoras, op. cit., 318d-e.
37. Cf. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes
illustres, Tome 2, « Protagoras », Paris, Flammarion, 1965, p. 185 et
George Briscoe Kerferd, op. cit., p. 92.
38. Cf. Platon, Protagoras, op. cit., 338e-339a.
39. Ibid., 339b-ss.
40. Cf. William Keith Chambers Guthrie, op. cit., p. 42-43.
41. Cf. Platon, Gorgias, op. cit., 465c-e.
42. Cf. George Briscoe Kerferd, op. cit., p. 92.
43. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 129.
44. Ibid., p. 130.
45. Ibid., p. 106.
46. Ibid., p. 134.
47. Cf. la critique de George Briscoe Kerferd à Grote, dans op. cit., p. 48.
48. Ibid., p. 246.
49. Platon, Théétète, op. cit., 152a.
50. George Briscoe Kerferd, op. cit., p. 142.
51. Platon, Théétète, op. cit., 152a.
52. Ibid., 166d.
53. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 150.
54. Sénèque, Lettre à Lucilius 88, 43, cité et traduit par M. Bonazzi,
dans Les sophistes, « Protagoras d’Abdère », sous la direction de
Jean-François Pradeau, Paris, Flammarion, 2009, p. 81.
55. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 270.
56. Voir Platon, Gorgias, 448c.
57. Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, cité et traduit par M.
Bonazzi, dans Les sophistes, « Protagoras d’Abdère », sous la direction
de Jean-François Pradeau, op. cit., p. 76.
58. Sextus Empiricus, Contre les savants, IX, 18, cité et traduit par L.-A.
Dorion, dans Les sophistes, « Prodicos de Céos », sous la direction de
Jean-François Pradeau, op. cit., p. 363.
59. Jacqueline De Romilly, op. cit., p. 143.
60. Platon, Les Lois, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion,
2011, 716c.
61. Cf. Platon, Protagoras, op. cit., 325b-326e.
62. Cf. Plutarque de Chéronée, Vie de Périclès, trad. 36, dans Jean-François
Pradeau, op. cit.
63. Marie-Laurence Desclos, « Antiphon de Rhamnonte », dans Les
Sophistes, sous la direction de Jean-François Pradeau, op. cit., p. 163.
64. Cf. Gorgias, 483b-d.
65. Claude Mossé, op. cit., p. 138.
66. Alonso Tordesillas, « Les sophistes, maîtres du verbe et du savoir »,
dans Le siècle de Périclès, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 71-72.